Chapitre XII
Les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau, Gabriel arpentait depuis des jours les rues sans fin de Londres. Il marchait au hasard, indifférent au tumulte environnant, à la foule qui battait le pavé, aux cabs et fiacres qui filaient en tous sens sur la chaussée humide. Des enfants le heurtaient à chaque instant, mais il n’en avait pas conscience. Il n’avait pas de but à atteindre, nulle part où aller. Ses pensées tourbillonnaient dans le vide. Il se sentait étranger au monde qui l’entourait, et Londres était pour lui comme une cité inconnue.
Ses pas le menèrent dans un petit square silencieux peuplé d’arbres nus et squelettiques, et son attention fut soudain attirée par une vaste bâtisse à la façade d’une blancheur immaculée, aux volets pimpants et aux stores baissés devant laquelle il s’arrêta. Son pouls s’était accéléré. Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait, mais ce bâtiment faisait remonter à la surface de sa mémoire de pénibles souvenirs. Car c’était dans cette maison, ou dans une autre très semblable, qu’on l’avait prostitué durant sept ans.
Les cicatrices qui marquaient ses poignets s’enflammèrent. Avec une brutalité étourdissante, une image s’imposa à son esprit. L’image de son premier client, un bourgeois arrogant qui l’avait possédé avec une brutalité empreinte de sadisme.
Le cœur au bord des lèvres, Gabriel se détourna du bâtiment. Pourtant, tout au début, en comparaison de son ancienne vie où la misère constituait son pain quotidien, cet endroit lui était apparu comme le paradis terrestre. Non pas qu’on l’y ait traité avec bonté et gentillesse, mais du moins mangeait-il son content et n’était-il pas molesté. Il avait très vite déchanté toutefois lorsqu’il avait compris ce qu’on exigeait de lui en contrepartie. Son travail avait largement payé les menus bienfaits dont il avait bénéficié. À cette pensée, il se crispa comme si une lame chauffée à blanc s’enfonçait dans sa chair et un spasme de dégoût le parcourut. C’était un miracle qu’il eût survécu à toutes ces épreuves.
Puis Charles Werner avait modifié le cours de son existence en l’extirpant de cet enfer pour le plonger dans un autre. Maigre consolation : de victime, il était devenu bourreau.
Il vivait alors comme un somnambule, sans attaches, sans espoir, sans passion, coupé du monde réel, plongé dans un sommeil perpétuel dont il ne tentait même pas de s’extraire. Jusqu’à ce que sa rencontre avec Julian brisât le carcan qui l’emprisonnait, et que là, enfin, il trouvât un sens à sa vie.
Et qu’avait-il fait ensuite ? Il s’était enfui. De son plein gré, il avait renoncé au bonheur qui s’offrait à lui. Julian avait vu juste : la peur dictait sa conduite.
Conscient de la précarité de leur relation, il avait pleinement savouré chaque seconde passée avec Julian. Dans son for intérieur, il était convaincu que l’amour que celui-ci lui portait volerait en éclats au contact de la boue de son passé. Mais il s’était mépris : lorsque cet instant redoutable était arrivé, Julian, à sa grande surprise, ne l’avait pas quitté. Mieux encore, il ne l’en avait aimé que plus.
Alors la crainte s’était insinuée en lui, semblable à une bête sauvage nichée dans ses entrailles qui l’aurait lacéré de l’intérieur sans jamais lui laisser de répit. Le sentiment d’avoir une chance extraordinaire ne cessait d’être contrebalancé par l’angoisse de perdre ce bonheur. C’était comme les deux faces d’une même pièce : d’un côté, la félicité ; de l’autre, la peur constante, dévastatrice, qui constituait son revers. La première ne pouvait aller sans la seconde. Dès le début, il avait senti confusément qu’il ne méritait pas l’amour que lui offrait Julian, et ce sentiment n’avait fait que croître avec le temps, le plongeant dans un malaise auquel il ne parvenait pas à s’arracher.
La douleur devenant insoutenable, il avait décidé de fuir, annihilant du même coup ce qu’il se sentait incapable de construire. Les souillures de son corps et de son âme, le poids de ses crimes rendaient impossible tout avenir avec Julian. Le poids de ses crimes…
Gabriel eut un haut-le-corps. Il se rappelait… Une scène enfouie dans sa mémoire venait de resurgir en pleine lumière, un visage oublié dansait devant ses yeux comme pour lui indiquer le chemin à suivre. Il resta immobile, comme assommé. Oui, il savait à présent ce qu’il devait faire, et cette soudaine illumination effaça en lui le doute et la crainte.
Longtemps, très longtemps, il demeura sans bouger à contempler la maison. Puis, après un dernier regard, il fit demi-tour et replongea dans la foule dense et bruyante.
Il était temps pour lui d’affronter son passé et d’expier ses fautes.
*
Les préparatifs du voyage venaient de s’achever au manoir Jamiston, et le départ pour Londres, où le groupe devait prendre le train, était imminent.
Cassandra enfilait son manteau de velours noir dans le hall lorsqu’elle fut rejointe par Jeremy.
— Avez-vous vu Lord Ashcroft ? s’enquit-il. Nous ne le trouvons nulle part.
La jeune femme leva la tête, surprise.
— Il était dans le salon il y a un quart d’heure à peine.
— Il n’y est plus. Le salon est désert, tout comme sa chambre, le bureau, le salon de musique, la salle à manger, la salle de billard et la bibliothèque. J’espère qu’il ne s’est pas trop éloigné, il ne faudrait pas que nous manquions le train.
Mue par une idée subite, Cassandra se dirigea vers le couloir.
— Je crois savoir où le chercher.
Sans expliciter davantage sa pensée, elle gagna la tour où Gabriel avait été enfermé les premiers jours de sa détention au manoir. Comme elle s’y attendait, la porte de la mansarde était entrouverte.
Elle poussa le battant. Julian était là, assis sur le bord du lit de fer-blanc, le regard éteint.
Cassandra vint s’installer à ses côtés mais ne souffla mot. Son ami et elle partageaient la même souffrance, une souffrance intolérable que le langage humain échouait à retranscrire.
D’une voix étrangement lointaine, Julian rompit le premier le silence.
— Depuis le jour où je l’ai rencontré, j’ai l’impression d’être à la dérive… Je le sentais si loin de moi… et j’étais incapable de le ramener…
Une note de désespoir perça dans sa voix.
— Qu’allons-nous faire maintenant, Cassandra ?
Les traits de la jeune femme se crispèrent douloureusement.
— Tenter de survivre, je suppose, murmura-t-elle. Que pouvons-nous faire d’autre ?
Elle se tut quelques instants, puis reprit :
— Vous n’êtes pas obligé de venir à Prague avec nous. Le voyage risque d’être très dangereux. Vous devez penser à Laura, à vos proches, et uniquement à eux. S’il vous arrivait malheur…
Julian eut un sourire sans joie.
— Actuellement, seule la pensée de ma fille parvient à m’apporter un peu de réconfort. J’aimerais la rejoindre, elle me manque tellement… Mais malgré cela, je sens que je dois aller au bout de cette aventure. Je vous accompagnerai donc à Prague. Peut-être pourrai-je vous être utile là-bas. De plus, vous faites partie de mes proches, Cassandra…
La jeune femme posa sa main sur celle de Julian et la pressa doucement.
Autour d’eux, le silence tissa ses fils, formant un cocon protecteur autour de leurs cœurs en ruines.